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Interview d’Edward Snowden par le journaliste Hubert Seipel
Edward Snowden : "Si je suis un traître qui est-ce que j’ai trahi ?"

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6 février 2014

Question : Monsieur Snowden avez-vous bien dormi les deux dernières nuits parce que j’ai lu que vous avez demandé une protection policière. Y a-t-il eu des menaces ?

Réponse : Il y a des menaces importantes, mais je dors bien. Il y avait un article qui est sorti sur un site appelé BuzzFeed où des espions du pentagone faisant partie de la NSA ont été interrogés, et on leur a donné l’anonymat pour être en mesure de dire ce qu’ils voulaient. Et ce qu’ils ont dit au journaliste était qu’ils voulaient m’assassiner. Ces espions — et ce sont les agissements officiels du gouvernement — ont dit qu’ils apprécieraient volontiers de me mettre une balle dans la tête, de m’empoisonner lorsque je reviendrai de l’épicerie et que je meure sous la douche.

Q : Mais malheureusement, vous êtes encore en vie avec nous.

R : C’est vrai, je suis encore en vie et je ne perds pas le sommeil parce que j’ai fait ce qu’il fallait, je le devais. C’était la bonne chose à faire et je n’ai pas peur.

Q : "Ma plus grande peur...", et je vous cite : "...concernant les informations à fournir, rien ne changera", c’était l’une de vos plus grande préoccupations à cette époque à propos de la situation de la NSA ; pas seulement en Amérique, mais aussi en Allemagne et au Brésil et le président Obama a été forcé de rendre public et de justifier que la NSA avait agi sur des bases légales.

R : Ce que nous avions vu comme une réponse à propos des révélations était une sorte de déraillement gouvernemental à propos de la NSA. Au lieu de s’occuper de la population et de la protection de leurs droits, la classe politique s’inquiétait de la sécurité de l’état et de la protection de leurs propres droits. Ce qui était intéressant c’était la réponse initiale. Par la suite, nous avons constaté un ramollissement. Nous avons vu le président le reconnaitre lorsqu’il a déclaré en premier lieu : "nous avons trouvé le bon équilibre, il n’y a pas d’abus", puis nous l’avons vu lui, et ses fonctionnaires admettre qu’il y a eu des abus. il y a eu des milliers de violations par la NSA et d’autres agences et instances au pouvoir chaque année.

Q : Ce discours d’Obama serait-il le commencement d’une véritable réglementation ?

R : il est clair qu’avec ce discours, le Président voulait apporter des changements mineurs pour préserver les instances au pouvoir dont nous n’avons pas besoin. Le président a créé une commission d’examen composée de fonctionnaires qui étaient tous des amis personnels, des habitués de la sécurité nationale, d’anciens adjoints de la CIA, des gens qui avaient tout intérêt à être compatissants envers ces programmes et à les voir sous leur meilleur jour. Mais ce qu’ils ont trouvé était que ces programmes n’avaient pas de valeur. Ils n’ont jamais stoppé les attaques terroristes aux États-Unis et ils les ont utilisés en marge pour d’autres choses. La seule chose pour laquelle le programme de surveillance des métadonnées téléphoniques, Section 215 — au passage c’est un programme de collecte plus étendu que le programme de surveillance massive — a servi, c’était pour stopper ou détecter un télépaiement de 8500$ d’un chauffeur de taxi en Californie. C’est ce genre de chose dont nous n’avons absolument pas besoin. Ces programmes ne nous rassurent pas. Ils accaparent une somme importante de ressources alors qu’ils ne nous sont d’aucune valeur. Ils disent "nous pouvons modifier cela". La NSA opère sous l’unique autorité du président. Il peut y mettre fin, modifier ou demander une modification de leurs politiques à tout moment.

Q : Pour la première fois, le président Obama a admis que la NSA collecte et stocke des milliards de données.

R : Chaque fois que vous êtes en train de décrocher le téléphone, de composer un numéro, d’écrire un email, de voyager en bus avec un téléphone portable, d’insérer une carte quelque part, vous laissez une trace. Le gouvernement a donc décidé que c’était une bonne idée de collecter. Tout, même si vous n’avez jamais été suspecté d’un crime. Traditionnellement, lorsque le gouvernement identifiait un suspect, il se rendait devant un juge, et il disait : "ce suspect a commis une infraction". Il obtenait ensuite un mandat afin d’user de son plein pouvoir pour poursuivre l’enquête. De nos jours, ce que nous voyons c’est qu’ils veulent appliquer leur plein pouvoir avant même l’ouverture d’une enquête.

Q : Vous avez initié ce débat. Edward Snowden est devenu entre-temps le nom commun désignant le dénonciateur à l’ère de l’internet. Vous travailliez jusqu’à l’été dernier pour la NSA et pendant ce temps vous avez secrètement rassemblé des milliers de documents confidentiels. Quel a été le moment décisif ? Quand était-ce assez ? Ou encore qu’est-ce qui s’est passé pour que vous agissiez de la sorte ?

R : Je dirai en quelque sorte que le point de rupture est de voir le directeur du renseignement national, James Clapper, mentir sous serment devant le congrès. Il n’y a aucune raison de croire qu’un service de renseignements qui croit qu’il peut mentir au public et aux législateurs, puisse être en mesure d’avoir notre confiance et soit capable de modérer ses actions. En voyant ce que ça signifiait vraiment pour moi, je pense qu’il n’y avait aucun retour en arrière possible. Au-delà de ça, j’ai réalisé avec effroi que personne d’autre ne pouvait le faire. Le public a le droit de connaitre le contenu de ces programmes. Le public a le droit de savoir ce que le gouvernement fait en son nom, et ce qu’il fait contre le public. Mais nous n’avons pu discuter d’aucunes de ces choses, nous n’y avons pas été autorisés, même nos représentants élus ne peuvent pas avoir connaissance ni discuter de ces programmes. C’était dangereux de le faire. La seule critique que nous avons eue fut celle du tribunal secret, la Cour FISA. C’est une autorité soi-disant judiciaire. Lorsque vous vous rendez au travail tous les jours et que vous vous asseyez à votre bureau, vous vous rendez compte du pouvoir que vous possédez. Vous pouvez espionner le président des États-Unis, vous pouvez cibler un juge fédéral et si vous le faites intelligemment personne ne le saura. La seule façon de découvrir les abus de la NSA, c’est l’auto-dénonciation.

Q : Et nous ne parlons pas seulement de la NSA. Il y a un accord multilatéral de coopération entre les services et cette alliance d’opérations de renseignement est connue comme étant les "Five Eyes". Quels sont les agences et les pays concernés dans cette alliance et quel est son but ?

R : L’alliance des "Five Eyes" est une sorte d’artefact datant d’avant la Seconde Guerre Mondiale où les pays anglophones qui détenaient les pouvoirs se sont regroupés pour coopérer et partager les coûts d’infrastructures utilisées pour la collecte des renseignements. Ainsi nous avons le GCHQ au Royaume-Uni, nous avons la NSA aux États-Unis, nous avons le C-Sec au Canada, l’ASD en Australie et le DSD en Nouvelle-Zélande. Pendant des décennies ces soi-disant organisations de renseignement supranational ne se plièrent pas aux lois et aux règlements de leur propres pays.

Q : Dans de nombreux pays, comme aux États-Unis, les agences comme la NSA ne sont pas autorisées à espionner à l’intérieur de leurs frontières et encore moins leurs propres citoyens. Ainsi les Britanniques peuvent, par exemple, espionner tout le monde. Ils ne peuvent, contrairement à la NSA, mener une surveillance en Angleterre, ce qui signifie que tous deux peuvent s’échanger des données en respectant les lois.

R : Si vous demandez cela aux gouvernements, c’est sûr qu’ils nieront directement le sujet en argumentant que les accords politiques passés entre les membres du "Five Eyes" ne permettent pas d’espionner les citoyens de chaque pays concerné, mais il y a deux points clés à savoir sur ce sujet. D’abord, leur façon de concevoir l’espionnage n’a à voir avec la collecte massive de données. Le GCHQ recueille une quantité incroyable de données sur les citoyens britanniques. La NSA recueille également des données sur les citoyens américains. Ils expliquent qu’ils ne ciblent personne en faisant cela. Qu’ils n’appréhenderont pas un citoyen britannique. De plus, les accords politiques entre eux mentionnent que les Anglais ne cibleront pas les citoyens américains, et vice-versa, les USA ne cibleront pas les citoyens britanniques. Les protocoles réels d’intention mentionnent spécifiquement qu’ils ne sont pas destinés à imposer une restriction légale à un gouvernement. Ce sont des accords politiques qui peuvent être écartés ou brisés à tout moment. Donc s’ils veulent espionner un citoyen britannique, ils peuvent espionner ce citoyen et même partager les données avec le gouvernement britannique qui lui ne peut pas espionner ses propres citoyens. On peut dire qu’il s’agit d’une sorte de commerce dynamique. Mais, ça ne l’est pas vraiment puisque ce n’est pas officiel. Il s’agit plus d’un coup de coude et d’un clin d’oeil et la clé c’est de se rappeler qu’il n’y a aucun abus lorsqu’on regarde les données. Il y a abus quand on les rassemble en premier.

Q : Comment se présente le rapport entre la coopération allemande des Services secrets du BND et la NSA ainsi que le Five Eyes ?

R : Je dirai qu’il est intime. En fait, la première façon dont je l’ai décrit dans l’interview écrite était que les services allemands et les services américains sont dans un même "lit". Ils se partagent non seulement des informations, mais aussi les outils et les infrastructures dont ils ont besoin pour travailler afin d’atteindre un objectif commun et c’est très dangereux dans ce cas-là. L’un des principaux programmes de la NSA qui subit des abus est celui qu’on appelle "XKeyScore". C’est un moteur de recherche leur permettant de visionner tous les enregistrements qu’ils ont collectés chaque jour à travers le monde.

Q : Qu’est-ce que vous feriez si vous étiez à leur place avec ce genre d’outils ?

R : Vous pouvez lire les emails de n’importe qui dans le monde. Quelqu’un dont vous avez l’email et qui l’utilise sur un site peut voir ses messages envoyés et reçus être surveillés. Lorsqu’une personne regarde son ordinateur, vous pouvez voir le contenu en même temps, vous pouvez suivre le déplacement d’un ordinateur portable. Bref, c’est le guichet unique pour accéder aux informations de la NSA. Et "XKeyScore". Par exemple, je vous ai rencontré une fois et ce que vous faites est intéressant, il me suffit juste d’accéder aux informations vous concernant et qui me semblent intéressantes. Un autre exemple, disons que vous travaillez pour une société allemand et que je souhaite avoir accès à son réseau, je peux traquer votre nom d’utilisateur stocké quelque part sur un site web. Je peux connaitre votre vraie identité. Je peux trouver toutes les associations desquelles vous êtes membre et je peux même créer ce qu’on appelle une empreinte unique quels que soient votre activité, le lieu où vous vous trouvez n’importe où dans le monde et même si vous essayez de cacher votre présence en ligne, la NSA, et toute personne ou entité autorisée à utiliser ce logiciel, peuvent vous retrouver. L’Allemagne est un des pays qui a accès à "XKeyScore".

Q : Cela semble effrayant. La question suivante est : le BND peut-il fournir des données de source allemande à la NSA ? Le BND le fait-il directement ou sait-il que la NSA obtient ces données allemandes.

R : Si elles sont communiquées, je ne peux pas le dire, jusqu’à ce que ce soit publié. C’est confidentiel et je préfère laisser aux journalistes la sagesse de distinguer ce qui est d’intérêt public et ce qui doit être publié. Cependant, ce n’est plus un secret que tous les pays du monde fournissent les données de leurs citoyens à la NSA. Des millions de données venant de l’Allemagne concernant la vie quotidienne, les conversations téléphoniques, les envois de SMS, les visites de site web, les achats en ligne, atterrissent à la NSA et il est raisonnable de penser que le BND est conscient de cela dans une certaine mesure. Maintenant, je ne peux pas dire si oui ou non, ils fournissent encore des informations.

Q : le BND soutient absolument que tout ceci était accidentel et que son filtre de données n’a pas fonctionné.

R : Certes, mais ce dont ils discutent est double. Ils parlent aussi d’infiltration, ce qui signifie que lorsque la NSA installe un serveur secret au sein d’un fournisseur allemand de télécommunications ou pirate un routeur allemand, elle détourne le trafic de façon à orienter les recherches vers autre chose. Ce qu’ils se disent c’est "si je vois un allemand parler avec un autre allemand, je laisse tomber". Mais comment faites-vous pour le savoir ? Vous pourriez dire "bien, ces gens parlent la langue allemande, "cette adresse IP semble être celle d’une société allemande comme une autre". Mais ce n’est pas précis et ils n’abandonneront pas tout ce trafic collecté, puisqu’ils peuvent obtenir les données des personnes cibles qui vivent en Allemagne, utilisant la langue allemande. En réalité, lorsqu’ils disent qu’il n’y a aucun espionnage des allemands, cela ne veut pas dire que les données allemandes ne sont pas collectées. Ça ne veut pas dire que les données n’ont pas été volées ou enregistrées. Leurs recherches sur les citoyens allemands ne sont donc pas intentionnelles. Mais on dirait une promesse avec les doigts croisés dans le dos. Ce n’est pas fiable.

Q : Qu’en est-il des autres pays européens comme la Norvège et la Suède par exemple, parce que nous avons, je pense, plusieurs câbles sous-marins qui passent à travers la mer Baltique.

R : C’est l’extension de l’idée précédente. Si la NSA ne recueille pas les informations sur les citoyens allemands en Allemagne, peuvent-ils le faire dès qu’ils quittent les frontières allemandes ? la réponse est "oui". La NSA peut intercepter toute communication qui transite sur internet depuis plusieurs points, ils peuvent la voir en Allemagne ou en Suède, ils peuvent la voir en Norvège ou Finlande, en Grande-Bretagne ou encore aux États-Unis. Il suffit que la communication allemande passe par l’un de ces pays pour que les informations soient intégrées et ajoutées à la base de données.

Q : Abordons maintenant le sujet de nos voisins de l’Europe du sud. Qu’en est-il de l’Italie ? De la France ? Ou encore de l’Espagne ? C’est toujours la même histoire. Les espions de la NSA peuvent-ils découvrir le secret du succès de Siemens, de Mercedes, ou des autres compagnies allemandes et avoir l’avantage de savoir ce qui se passe dans le monde scientifique et économique ?

R : Je ne veux pas anticiper ce que vont écrire les journalistes, mais je dirais qu’il n’y a aucun doute que les USA se sont engagés dans l’espionnage économique. S’il y a des informations intéressantes chez Siemens, et que celles-ci seront bénéfiques non pas pour la sécurité nationale des USA, mais pour leur intérêt économique, ils seront prêts à se les approprier.

Q : Il y a ce vieux dicton qui dit "Fais ce que tu dois, advienne que pourra" donc, la NSA fait ce qui est techniquement possible.

R : C’est ce que le président a expliqué l’an dernier dans un discours, il a dit que ce n’est pas parce que nous pouvons faire quelque chose, comme mettre sur écoute le téléphone d’Angela Merkel, que nous devions le faire. Et c’est même ce qui s’est passé. Les moyens technologiques qui ont été déployés en raison des niveaux de sécurité faibles dans les protocoles internet et dans les réseaux de communications mobiles ont fait que les services de renseignement sont capables de créer des systèmes qui voient tout.

Q : rien n’a ennuyé plus le gouvernement allemand que de savoir que la NSA a infiltré le téléphone privé de la chancelière allemande Angela Merkel au cours de 10 longues années. Soudainement, cette surveillance secrète a été liée avec un visage connu et non pas avec une personne ayant un passif terroriste connu : Obama a maintenant promis de cesser d’espionner Merkel. Ce qui me fait me poser la question : Est-ce la même bande à la NSA, qui espionnait déjà les précédents chanceliers allemands, qui a fait ça, et pendant combien de temps ont-ils fait cela ?

R : Il est pour moi difficile de répondre à cette question délicate, mais c’est une information que je crois fortement être d’intérêt. Cependant, comme je l’ai dit, je préfère que les journalistes prennent ces décisions en premier, qu’ils examinent le matériel par eux-mêmes et qu’ils décident si oui ou non la valeur publique de cette information l’emporte sur le niveau de réputation des fonctionnaires qui ont ordonné la surveillance. Ce que je peux dire c’est que nous savons qu’Angela Merkel a été espionnée par la NSA. La question est de savoir comment est-il raisonnable de supposer qu’elle était la seule fonctionnaire allemande qui a été surveillée ? Est-il raisonnable de croire qu’elle était la seule personnalité de premier plan que la NSA observait ? Je pense qu’il est déraisonnable de croire que quelqu’un qui se préoccupait des intentions de la direction allemande surveillait uniquement Merkel et ses assistants, sans se soucier des autres responsables étatiques, ni des responsables ministériels, ni même des fonctionnaires locaux du gouvernement.

Q : Comment un jeune homme d’Elizabeth City en Caroline du Nord, de 30 ans fait pour se retrouver dans une telle situation et dans un domaine aussi délicat ?

R : C’est une question très difficile à répondre. Globalement, je dirais que c’est le danger de la privatisation des fonctions gouvernementales. Auparavant, j’ai travaillé pour la CIA comme agent du personnel. Mais, j’ai aussi travaillé comme entrepreneur à titre privé. Cela signifie que le gouvernement embauche du personnel habitué à travailler dans des entreprises à but lucratif et dont le rôle est d’espionner, de surveiller, de compromettre les systèmes étrangers. Et ceux qui ont les capacités, qui peuvent convaincre une société privée, qu’ils ont les compétences requises, sauront se faire embaucher par le gouvernement, parfois même sans que ce dernier ne les supervise. Donc, très peu de critique.

Q : Avez-vous été l’un de ces enfants de 12 à 15 ans accros à l’informatique toujours les yeux, rouges, fixés à l’écran de votre ordinateur et dont votre père frappait à votre porte en disant : "Eteins la lumière, il est tard" ? Avez-vous acquis vos compétences en informatique de cette façon et quand avez-vous eu votre premier ordinateur ?

R : En effet, j’ai eu sans aucun doute, dirons-nous, une éducation accrue et non officielle en informatique et nouvelles technologies. Ca a toujours été fascinant et intéressant pour moi. Pour ce qui est de mes parents qui me disaient d’aller au lit, c’est juste.

Q : Si l’on jette un œil sur les infos vous concernant, rendues publiques, on s’aperçoit que vous avez voulu joindre en mai 2004 les Forces Spéciales pour combattre en Irak, qu’est-ce qui vous a motivé à l’époque ? Vous savez que les Forces Spéciales signifie combat agressif et probablement "tuer", ça vous est arrivé en Irak ?

R : Non, ça ne m’est pas arrivé. Une des choses intéressantes à propos des Forces Spéciales c’est qu’elles ne sont pas réellement affectées à un combat direct Elles sont ce qu’on appelle des renforts. Elles sont infiltrées derrières les lignes ennemies. C’est une équipe composée de différents spécialistes qui apprennent et qui permettent à la population locale de résister à l’ennemi ou de soutenir les forces américaines. De cette façon, la population locale détermine son propre destin. J’ai senti que c’était la chose à faire la plus noble qu’il soit. Au fil du temps, certaines justifications de nos missions en Irak n’étaient pas tellement fondées et je pense qu’on n’a pas rendu vraiment service à tout le monde.

Q : Qu’est-il arrivé à la suite de votre aventure ?

R : Je me suis cassé les jambes quand j’étais en formation alors je me suis retiré.

Q : Donc en d’autres termes, c’était un brève aventure ?

R : C’était un brève aventure.

Q : En 2007 la CIA vous a affecté sous couverture diplomatique à Genève en Suisse ? Pourquoi avez-vous rejoint la CIA de cette façon ?

R : Pour l’instant je ne suis pas en mesure de vous répondre

Q : Oubliez, mais pourquoi avez-vous rejoint la CIA ?

R : À bien des égards, je continue à faire tout mon possible pour poursuivre l’intérêt public de la manière la plus efficace et c’est en parallèle avec mon service au sein du gouvernement que j’ai essayé d’utiliser mes compétences techniques dans les conditions les plus difficiles ? Et c’est au sein de la CIA que j’ai pu les trouver.

Q : Si nous résumons : Forces Spéciales, CIA, NSA, ce n’est pas vraiment la description d’un homme qui milite pour les droits de l’homme et encore moins celui qui devient lanceur d’alerte. Que vous est-il arrivé ?

R : Je pense que ça raconte une histoire, mais la question n’est pas à quel point un individu est impliqué dans le gouvernement. Peu importe sa fidélité envers le gouvernement, peu importe ses convictions à propos des causes gouvernementales comme ce qui m’est arrivé pendant la guerre d’Irak, les gens peuvent apprendre. Ils peuvent découvrir par eux-mêmes la ligne de démarcation entre le comportement du gouvernement approprié et celui inapproprié. Pour moi, c’est clair que la ligne a été franchie.

Q : Vous avez travaillé pour la NSA à travers un entrepreneur privé du nom de Booz Allen Hamilton, l’un des grands dans le domaine de l’industrie. Quel est l’avantage pour le gouvernement ampéricain ou la CIA de travailler avec un entrepreneur privé et de sous-traiter la fonction centrale du gouvernement ?

R : La culture de la sous-traitance de la sécurité nationale aux États-Unis est un sujet complexe. Il s’ensuit plusieurs intérêts, d’un côté il faut limiter le nombre d’employés directs du gouvernement et d’un autre il faut assurer le maintien des groupes de lobbying au conseil général des entreprises telles que Booz Allen Hamilton. Le problème c’est que vous vous trouvez dans une situation où les politiques du gouvernement sont influencées par les entreprises privées dont les intérêts n’ont absolument rien à voir avec l’intérêt général. Ce qui en résulte, chez Booz Allen Hamilton par exemple que ce sont de simples particuliers qui ont accès aux données du gouvernement et qui sont capables de faire sortir des millions de documents à n’importe quel moment. Il n’y a aucune responsabilité, aucune surveillance, aucune vérification. Le gouvernement ne sait même pas qui ils sont.

Q : Finalement, vous vous retrouvez en Russie. Beaucoup de services de renseignement vous suspectent d’avoir négocié des ententes louches, ici en Russie.

R : Le chef de l’équipe spéciale chargée de mon dossier a récemment dit en décembre que dans leur enquête, il n’avait découvert aucune preuve, aucune indication démontrant que je recevais des aides extérieures ou que j’ai conclu un marché pour accomplir ma mission. J’ai travaillé seul. Je n’ai pas eu besoin d’aide. Je n’ai aucun lien avec les gouvernements étrangers et je suis encore moins un espion pour a Russie ou la Chine ou tout autre pays. Si je suis un traître qui est-ce que j’ai trahi ? J’ai donné toutes les informations au peuple américain, aux journalistes américains qui enquêtent sur ces ces questions. S’ils voient cela comme une trahison, je pense vraiment que les gens ont besoin de se demander qui est-ce qui travaille réellement pour eux. Le public est supposé être leur patron et non leur ennemi. Au-delà de ça, tant que je m’inquiète pour ma sécurité personnelle, je ne serai jamais totalement sûr du système jusqu’à ce qu’il ne change.

Q : Après vos révélations aucun des pays européens ne vous a accordé l’asile. Où avez-vous sollicité l’asile en Europe ?

R : Je ne me souviens pas de la liste des pays parce qu’ils étaient nombreux, mais la France, l’Allemagne étaient certainement là. Tout comme le Royaume-Uni. Malheureusement, tous ont pensé que faire une bonne action était moins important que de soutenir les préoccupations politiques des États-Unis.

Q : la NSA est aux aguets en ce moment, en raison des pays comme l’Allemagne qui comptent créer des internet nationaux pour tenter de forcer les sociétés Internet de conserver leurs données dans leur propre pays. Est-ce possible ?

R : Ça ne va pas arrêter la NSA. Je vais le dire de cette façon : La NSA va là où les données sont. Si la NSA peut pirater des messages textuels sur les réseaux de télécommunications chinois, ils peuvent probablement réussir à récupérer des messages d’un Facebook localisé en Allemagne. Finalement, la solution à cela n’est pas de confiner le tout dans un espace clos, malgré la complexité et le niveau de sophistication dont relève la collecte d’information. Il est plus simple de sécuriser les informations internationalement contre tout le monde plutôt que de s’amuser à "allons déplacer les données". Le déplacement des données n’est pas une solution au problème. c’est le fait de les sécuriser qui en est un.

Q : En ce moment même, le président Obama ne se soucie pas trop du message de ces fuites. Et avec la NSA, ils se préoccupent surtout du responsable de ces fuites. Obama a demandé au président russe à plusieurs reprises de vous extrader. Mais Poutine ne l’a pas fait. Il semble que vous allez probablement passer le reste de votre vie en Russie. Quelle est votre position vis-à-vis de la Russie à ce sujet ? Est-ce une solution au problème ?

R : Je pense qu’il devient de plus en plus clair que ces fuites n’ont pas causé de préjudice. En fait, elles ont été utiles. À cause de cela, je pense qu’il sera difficile de maintenir une sorte de campagne de persécution contre quelqu’un qui a servi le public au nom de l’intérêt général.

Q : Le New York Times a écrit un très long article et a demandé une clémence pour vous. Le titre est "La Révélation d’Edward Snowden" et je cite : "Le public a appris en détail comment l’agence a élargi son mandat et a abusé de son pouvoir". Et le New York Times termine par "Le Président Obama devrait dire à ses attachés de trouver une manière de mettre fin à la diffamation que subit M. Snowden et l’inviter à retourner au pays". Avez-vous reçu un appel de la maison blanche ?

R : Je n’ai jamais reçu un appel de la maison blanche et je n’attends pas de coup de téléphone. Mais j’apprécierai le moment où l’on pourra parler de ce sujet et que chacun peut s’entendre sur un compromis. Je pense qu’il y a des moments où l’on distingue ce qui est licite de ce qui est légitime. Il y a un instant dans tout ça où un Américain ou un Allemand peut penser que pour la première fois dans l’histoire de son pays, la loi permet au gouvernement de faire des choses injustes.

Q : Le président Obama semble actuellement ne pas être convaincu de cela, en raison des trois charges qui pèsent sur vous et je cite : "Si vous, Edward Snowden, croyez que vous avez fait ce qui est juste, vous devriez revenir en Amérique et comparaître devant un tribunal avec un avocat pour plaider votre cas". Est-ce une solution ?

R : c’est intéressant parce qu’il en mentionne trois, mais ce qu’il oublie de dire c’est que les crimes dont on m’accuse ne constituent pas un dossier. Ils ne me permettent pas de me défendre devant un tribunal ouvert au public et de convaincre le jury que ce que j’ai fait était à leur avantage. La loi sur l’espionnage n’a été votée qu’en 1918. Elle n’est cependant pas destinée à poursuivre les sources journalistiques, les gens qui apportent des informations pour défendre l’intérêt public. Elle a été conçue pour les individus qui vendent des documents secrets à des gouvernements étrangers, qui bombardent des ponts, qui sabotent les communications. Mais pas à des individus qui se mettent au service du public. Donc pour ma part, je dirai que le propos du président n’est qu’une image : il insiste sur le fait que l’individu doit suivre la musique alors qu’il sait que la musique n’est qu’un simulacre de procès.

Interview d’Edward Snowden par Hubert Seipel pour la TV allemande NDR
26/01/2014