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Un poème de Jean Charlebois
Un jour

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25 janvier 2014

Il faudra des jours et des jours, plus de temps qu’un océan car les nuits sont
généralement trop courtes pour compter,
mais, un jour, il faudra que je dorme plus que de coutume lorsque la terre
se sera mise à faire l’amour sur elle-même à moins que ce ne soit qu’un rêve.

car il y aura encore des années de haine et de folie furieuse des combats de rues, de quartiers, de villes, de pays et de continents
des charniers dans nos cours et dans nos jardins
il y aura des révoltes masquées, insaisissables chez ceux à qui on a subtilisé le sommeil
et qui ne rêvent plus que de rêver
il y aura du plus-rien-à-perdre chez ceux qui n’ont plus rien
chez ceux qui ne dinent jamais dans une assiette
des violences plus violentes encore
que les révoltes de la misère
il y aura encore et encore des guerres à n’en plus finir
des corps partout infestés de mouches vertes
des tendons d’Achille coupés à la machette
pour que ces enfants-là ne puissent plus jamais marcher de leur vie.

il y aura surtout la haine hyène
qui, l’œil fixe et froid, ne quitte jamais sa proie
jamais l’homme ne domestique le loup qui dort en l’homme
la face cachée, le côté satan d’une pulsion maudite
Il y aura la guerre de tranchées, une lutte sans merci
entre les faiseurs-décideurs de patentes et les autres :
exclus, sdf, clandestins, salariés, précaires, jeunes des banlieues.

Il y aura de plus en plus de pauvres
de nouveaux pauvres, ou des inaptes, ou des réfractaires
des tonnes et des tonnes de visages éteints
impropres à la consommation
inconsolables d’aucune manière non plus
comme s’il fallait leur refaire une mère et un père
il y aura des rafistolés de la logique, des sans-cœur manifestes
des totalement absents
prêts à bondir sur la moindre occasion
pour agresser, démolir, saccager, détruire, déstabiliser
et faire payer les rêves qu’ils n’ont même jamais vus en rêve
dont ils n’ont jamais pu, le moindrement, rêver
nous leur aurons vampirisé leur vie, leur âme et leur rêve
pour nous faire une petite vie tranquille
ce seront les vivants morts
avec l’hiver dans le sang et des pulsions poignards
en mort accélérée

Il y aura aussi les riches qui seront pris à partie
ceux qui auront tout pris et beaucoup plus
ceux qui auront fraudé l’impôt et triché en amour
et méprisé, jugé, manipulé, exploité et spolié
riches il faut payer maintenant pour ces vies pour rien

Il y aura des villes complètement dysfonctionnelles
atteinte du mélanome de la pauvreté aigüe
il y aura le désordre tout court et un immense désœuvrement
la fin des quartiers et des villas et des rues commerçantes
proies des mafias et des ghettos
il y aura des guerres de clans de voyous publics
à la mémoire des nazis vivaces, sadiques et cloutés

Il y aura un devenir-mafia de la planète
plus vaste encore que le club des riches
qui tiennent en laisse
moins subtil encore que les officines de lobbies
qui se gavent de bifteck
dans les salles à manger en livrée de grands hôtels cinq étoiles

Il y aura une cancérisation du monde
une atrophie des Etats, une nécrose du parlementarisme
une dissolution des vieilles et pacifiques nations

Il y aura de plus en plus de regards très flous, très fous
de gens qui parlent tout seuls dans la rue
de fous tactiques qui feront les fous
pour porter le prêt-à-penser
il y aura la mort de la sensibilité
à coups de hache dans le beau
qui nous fait nous rendre compte
et l’érection du laid heavy métallique, de l’équivoque,
du grotesque
du programmé, de l’amour masturbé
seul devant la glace, déguisé en fantasme

il y aura un effondrement, il y aura la fin du monde
telle que les fous la prêchent, debout sur les bancs publics
dans les squares de Londres, de Montréal, de New York ou de Paris
à moins que ce ne soit qu’un rêve
et que nous nous retrouvions au temps de la pureté non dangereuse
tout à coup au temps des feuillages et des paysages
au temps des oiseaux en couleurs dans les arbres
qui tracent de leurs chants somptuaires une profondeur
où certaines lumières, parfois, s’égarent en mangeant
autant dans les sous-bois, dans les jardins, les prairies ou les déserts
que dans les arrière-cours des ruelles, sous les cordes à linge
à moins que ce ne soit l’amour qui vienne faire son tour
ses trois petits tours et puis s’installe pour de bon
dans le lit de la belle occasion
avec ses fruits ronds, comme de raison, qu’on palpe en salivant

l’amour, placé en garde à vue, est un lit sous une couette
un bien, à l’usage de tous, dans la bouche
qui fait son lac supérieur
une joie sur les lèvres et la peau, dans le corps et le cœur
puis dans l’âme aussi dont le volant tourne tout seul
entre nos mains
un rêve à saisir délicatement par les ailes
après, peut-être un océan de temps

Poème de Jean Charlebois

(*) Extrait du livre de Jean Charlebois :
De moins en moins l’amour de plus en plus
Editions de l’Hexagone & Editions Paroles, 1996