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Mesures anti-terroristes et droit international
Dick Marty : « Ce que j’ai découvert m’a profondément choqué »

Au fil de ses révélations, le sénateur suisse Dick Marty, est apparu comme une des personnalités politiques les plus estimées et respectées dans le monde. En novembre 2005, en sa qualité de président de la Commission des Affaires juridiques et des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, il a été chargé d’enquêter sur l’existence des prisons secrètes de la CIA en Europe. En août 2007, il a été chargé d’enquêter sur la liste « terroriste », établie et gérée par l’ONU. Ses enquêtes ont démontré que ces mesures répressives avaient été appliquées en violation du droit international (*).


Dick Marty

Silvia Cattori : Quelle leçons peut-on tirer de vos enquêtes et des obstacles auxquels se heurtent toujours vos recommandations ?

Dick Marty : Ces enquêtes ont été décidées en novembre 2005, quand « Human Right Watch » (HRW) et le « Washington Post » ont révélé l’existence de prisons secrètes de la CIA dans des pays européens. Le secrétaire général du Conseil de l’Europe a tout de suite ouvert une procédure d’enquête selon l’article 52 de la Convention européenne des droits de l’Homme car, si l’existence de ces prisons secrètes était confirmée, elles constituaient une violation flagrante de cette Convention.

Je venais d’être élu président de la Commission des Affaires juridiques et des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe. On a estimé que la charge d’enquêter sur ces allégations m’incombait. Nous nous sommes tout de suite mis au travail et avons découvert quantité de choses tout à fait inquiétantes.

« Eurocontrol » (organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne) ainsi qu’un groupe constitué de gens qui ont pour hobby d’observer les avions qui atterrissent dans les aéroports, nous ont fourni des informations intéressantes [1]. On a pu reconstituer la façon dont ce système des « restitutions extraordinaires » [2] fonctionnait, comment les personnes étaient enlevées, transportées d’un pays à l’autre.

En juin 2006, à la remise de notre rapport, on ne pouvait pas encore certifier l’existence de prisons secrètes en Europe. Mais on pouvait déjà faire état d’une série d’indices concrets et convergents permettant de penser que les affirmations de « HRW » et du « Washington Post » étaient exactes. On m’a demandé de poursuivre l’enquête.

Le 6 septembre 2006, le Président Bush a reconnu l’existence de ces prisons secrètes et les a justifiées. Ceux qui, quelque mois plus tôt, avaient jugé que mon rapport était vide, se sont rendu compte que j’allais dans la bonne direction. Remarquez que « HRW » et le « Washington Post » savaient que des prisons se trouvaient en Pologne et en Roumanie, mais ils avaient renoncé à le révéler, après accord avec la Maison Blanche. On avait dû leur dire : « Si vous révélez leurs noms ces pays risquent des représailles d’Al-Qaïda ».

Nous avons réussi à mettre à nu, cette fois, toute une série de mécanismes. L’élément le plus important a été la découverte que, le 2 octobre 2001, lors d’une séance secrète qui s’est tenue à Athènes, les Etats-Unis ont demandé à leurs partenaires l’application de l’Article 5 du Pacte de l’Atlantique Nord. Ils ont fait valoir qu’ils étaient attaqués. Il faut savoir que l’Article 5 contraint tous les États membres du Pacte à prêter assistance à un membre qui est victime d’une attaque militaire.

Lorsqu’une procédure du Pacte de l’OTAN se met en route, il y a un système de maintien du secret à un très haut niveau. Seuls les services secrets militaires, liés à ce processus, et les personnes absolument indispensables, sont renseignés. Même les gouvernements ne sont pas tenus au courant. C’est le principe du « Who need to know ». Ce qui a été discuté à cette réunion d’Athènes est resté secret. Ce qui explique le silence des pays européens. Cette découverte nous a permis de démontrer que l’OTAN était impliquée dès le début dans ce programme d’enlèvements et de prisons secrètes.

L’application de l’Article 5 a entraîné toute une série de conséquences. C’est ainsi, qu’au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la CIA a obtenu des pouvoirs comme jamais auparavant. Nous avons découvert qu’il y avait une étroite collaboration entre la CIA et les services secrets militaires européens, alors même que les gouvernements la niaient.

Nous avons recueilli de nombreuses informations sur l’existence d’un programme, mis en place par les agents de la CIA, appelé «  High value detainees ». Ce programme dirigeait les terroristes présumés importants vers la Pologne ; les moins importants vers la Roumanie, Guantanamo, Abou Ghraïb, et l’Afghanistan. Nous avons pu reconstruire certaines de leurs activités de manière très détaillée. Ce qui nous a permis de voir, par exemple, comment les services militaires polonais avaient maquillé les données des vols afin de ne pas laisser voir que des avions de la CIA avaient atterri sur leurs bases.

Nous avons obtenu des résultats spectaculaires, alors que nous n’avions aucun pouvoir d’enquête. Ceci, grâce à des « within blowers », c’est-à-dire aux témoignages de gens agissant à l’intérieur des services de renseignements.

Pressentant que les gouvernements n’auraient jamais répondu à nos requêtes, j’avais demandé au Conseil de l’Europe l’autorisation de pouvoir recueillir les témoignages sous anonymat. Cette garantie s’est avéré très précieuse. Il y a eu un réel rapport de confiance avec les gens qui voulaient nous donner des informations, car ils se sentaient protégés. Cela était un facteur positif. C’est ainsi que, des deux côtés de l’Atlantique, des personnes qui occupaient des fonctions de haute responsabilité, situées parfois au sommet de la hiérarchie, nous ont confié des secrets, alors même qu’elles n’avaient aucun intérêt personnel à le faire. Si ces personnes l’ont fait, c’est qu’elles considéraient la stratégie de M. Bush éthiquement inacceptable, erronée et contre-productive. Cela montre que, à l’intérieur de la CIA, il y a des gens d’une stature morale remarquable.

Nous savions qu’il fallait rester vigilant quant aux manipulations possibles. Nous avons pu exploiter les informations collectées, dès lors qu’elles provenaient de plusieurs sources, et étaient corroborées par des recoupements. Nous avions la confirmation que la CIA possédait des prisons secrètes en Roumanie et en Pologne. Leur localisation a eu un grand impact car, jusque là, personne n’avait pu apporter autant d’éléments de preuves. Notre enquête a fait l’objet du second rapport déposé en 2007. Autre élément positif : les deux tiers de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe l’ont approuvé.

Silvia Cattori : S’il n’y avait pas eu les fuites de ces agents de la CIA, nous n’aurions peut-être jamais connu l’existence de ces prisons secrètes !?

Dick Marty : Il y avait tellement de personnes impliquées qu’il eût été impossible, à la longue, de garder toute cette affaire secrète. Mais, sans les fuites, on n’aurait pas pu obtenir un degré aussi élevé de précisions.

Ce qui est absolument navrant, dans toute cette histoire, c’est l’attitude des gouvernements européens ; ils n’ont pas réagi comme il eût fallu à cette situation inquiétante. Cet aspect est très décevant, d’autant que cela continue.

Des personnes ont été enlevées dans des pays européens, en dehors de tout droit. Des personnes ont été détenues, sans accusations précises, sans procès public et sans pouvoir se défendre. Plus grave : il y a aujourd’hui des personnes enlevées et torturées, qui, -après avoir été libérées parce qu’il n’y avait rien à leur reprocher- essayent d’obtenir une indemnisation pour le tort subi. Que font les gouvernements ? Ils leur opposent le secret d’Etat.

Il y a l’exemple du procureur de Milan, Armando Spatarro, qui a fait un travail remarquable. Il a identifié les 25 agents de la CIA qui ont participé au rapt d’Abou Omar [3] ; ainsi que les agents des services secrets militaires italiens qui ont rendu possible ces agissements.

Que fait aujourd’hui le gouvernement de Romano Prodi, associé à des personnages de gauche comme Massimo d’Alema ? Il entrave le travail de la justice -comme hier Silvio Berlusconi- parce qu’il estime que « des intérêts supérieurs de l’Etat sont en jeu ». Tous les gouvernements abusent de cette notion de secret d’Etat.

Même constat avec les abus subis par l’Allemand Khalid El-Masri. Son histoire est incroyable. Dans son cas aussi, les informations que nous avions collectées ont permis au Ministère public de Munich, d’identifier les agents de la CIA qui avaient enlevé El-Masri.

Enlevé en Macédoine, sur indication des services secrets allemands, déporté en Afghanistan, El-Masri a été reconduit en Albanie et abandonné en pleine nature quand ces mêmes services se sont aperçus que ce n’était pas l’homme qu’ils recherchaient. Revenu en Allemagne, complètement détruit, il a raconté ce qu’il a vécu ; la presse l’a démoli et personne ne l’a cru.

Contre El-Masri, il n’y avait aucune accusation, rien. Quand il a intenté une action civile pour indemnisation, les Etats-Unis ont fait valoir que des intérêts de l’Etat et du peuple des Etats-Unis étaient en jeu et que l’on ne pouvait ouvrir son dossier. Il s’est adressé à la Cour suprême.

Je suis allé à cette Cour ; j’ai soutenu qu’il n’y avait pas de secret d’Etat, vu que, tout était déjà public. La majorité des membres de la Cour suprême a maintenu qu’il y avait secret d’Etat, et qu’on ne pouvait pas le lever. Unique consolation : le « New York Times » avait alors qualifié cette position d’honteuse.

Silvia Cattori : Les plus hautes autorités étaient donc au courant des activités illégales de la CIA sur leur territoire ?

Dick Marty : L’attitude des gouvernements européens est ma grande désillusion ! J’ai dû passer la soixantaine pour arriver à la conclusion que ces élus qui parlent à toute occasion des droits de l’homme, de l’Etat de droit, se taisent quand il s’agit de les appliquer.

Je constate, et cela est aussi valable pour la Suisse, qu’entre les proclamations des beaux principes et leur application il y a encore un énorme fossé. Ce sont toujours les intérêts économiques du moment qui prévalent et non pas les valeurs. L’Europe s’est montrée d’une passivité, d’une soumission et d’une lâcheté qui m’ont profondément écœuré.

Dans cette affaire, manifestement personne ne veut affronter l’administration de Washington. Malheureusement, les Etats-Unis sont considérés comme si importants que les relations d’intérêts avec eux passent avant les relations fondées sur les valeurs. Bien sûr que, en résistant à l’administration états-unienne, on risque de s’exposer à quelques désagréments ! Mais je maintiens que, à terme, nous ne pourrions être que gagnants.

Silvia Cattori : Ce sentiment d’écœurement, les citoyens ordinaires le partagent sans doute largement avec vous ?

Dick Marty : Je constate que, partout, une fois arrivés au gouvernement, les élus se conduisent d’une façon inacceptable. On est en train de vivre une période assez inquiétante où l’exécutif s’arroge des pouvoirs au détriment des Parlements. Si les Parlements sont si faibles, c’est également par la faute de parlementaires qui démissionnent. Soit parce qu’ils cèdent à l’influence de groupes de pression, soit parce qu’ils sont davantage préoccupés par leurs intérêts à court terme.

Les gouvernements ne sont pas intéressés par la promotion d’une justice indépendante. Ils n’aiment pas que la Cour européenne des Droits de l’Homme les rappelle à leur devoir. La Justice est dans une situation lamentable ; on ne lui donne pas les moyens qu’elle devrait avoir. Les magistrats qui voudraient résister ne peuvent pas faire grand-chose.

Le cas de l’Italie est éclairant. Quand il est apparu que le gouvernement Berlusconi était impliqué dans l’affaire des enlèvements illégaux, l’opposition a protesté, invoqué les grands principes de l’Etat de droit. Quand, le gouvernement Prodi est arrivé au pouvoir il s’est comporté d’une manière encore plus lamentable. Les personnalités qui avaient critiqué le secret d’Etat invoqué alors par Silvio Berlusconi, font la même chose. Je trouve cela inacceptable ! Si nos sociétés ne sont pas capables de donner la priorité aux valeurs, elles vont vers un avenir très sombre.

Silvia Cattori : Ces questions qui touchent à l’Etat de droit ne devraient-elles pas être mises davantage en débat par les partis politiques ?

Dick Marty : Encore faudrait-il qu’il y ait un intérêt de leur part. Dès le début de mon enquête sur les prisons secrètes, j’ai vécu assez amèrement le fait de me sentir regardé par la classe politique comme un Don Quichotte luttant contre des moulins à vent.

Je n’ai jamais eu l’impression de faire quelque chose de particulier. J’ai simplement fait mon devoir. J’ai eu le privilège d’assumer longtemps la charge de magistrat. Et, comme magistrat, on obéit essentiellement à sa conscience et à la loi. Je n’ai jamais caché, qu’avant mon parti, il y a ma conscience ; j’ai toujours dit qu’en cas de conflit je suivrais toujours ma conscience.

Silvia Cattori : D’où cette disponibilité !

Dick Marty : Et cette liberté intérieure qui peut être pesante quand on se sent seul. Je dois avouer que je me suis senti souvent isolé tout au long de cette enquête. Mais, par chance, je sais résister à la solitude. J’ai une structure intérieure assez solide, une histoire personnelle qui peut m’aider à surmonter les obstacles.

Silvia Cattori : Vous avez souvent déploré l’absence de réaction des autorités suisses au sujet de ces dérives. En quoi la politique étrangère de la Suisse a-t-elle été particulièrement blâmable ?

Dick Marty : Une chose est certaine : il y avait, en Suisse, des gens qui étaient au courant de ce qui se passait. Au sein des services de renseignements, ceux qui ont des responsabilités étaient informés. Mais je ne pense pas que le Conseil fédéral dans son ensemble savait.

Je me suis toujours fait une certaine idée de la Suisse, pas comme une « exception », mais l’idée d’un pays qui a un rôle particulier sur la scène internationale ; l’idée d’une Suisse, petit pays neutre, avec son histoire particulière, dépositaire des Conventions de Genève et à l’origine de la création de la Croix rouge internationale.

Quand j’affirme que la Suisse devrait être beaucoup plus déterminée et courageuse dans la défense des valeurs, on me rétorque que la politique étrangère est aussi et surtout la politique de défense des intérêts de la Suisse, qu’il faut que les banques suisses puissent œuvrer aux Etats-Unis, que l’on puisse obtenir des accords de libre échange. J’en suis tout à fait conscient. J’ai été magistrat de terrain, membre du gouvernement cantonal. J’ai eu l’habitude de me confronter à ces problèmes !

Silvia Cattori : La Suisse a donc perdu là des occasions de mieux faire ?

Dick Marty : Oui. Je sais que l’ambassadeur suisse M. Peter Maurer suit l’affaire des « listes noires » [4]. Mais il le fait en tant que diplomate, dans les couloirs de l’ONU. Je pense que notre diplomatie aurait dû affirmer depuis longtemps que ce n’est pas en poursuivant une stratégie qui ne respecte pas la loi que l’on combat le terrorisme.

L’absurdité, dans toute cette guerre, est que l’on a transformé des gens que l’on disait criminels, en victimes, en objets d’injustice. Ce qui m’a fait dire, en janvier 2008 à Strasbourg, en déposant mon rapport, que l’injustice est le principal allié du terrorisme.

On ne peut pas répondre à une menace terroriste par des mesures qui sont en contradiction avec la justice. En emprisonnant des musulmans en dehors de tout système judiciaire, on est en train d’inciter toute une population musulmane modérée à aller vers l’extrémisme. C’est une politique catastrophique. Comme la guerre contre l’Irak, justifiée sur la base de mensonges, est quelque chose de catastrophique. Comme sont catastrophiques les bombardements contre le Liban : tous les jours, des enfants qui marchent sur ces bombes à fragmentations que l’armée israélienne a disséminées partout, sont mutilés.

Ce sont ces réponses là que donnent nos gouvernements ! Cela me choque de savoir que l’on agisse de la sorte. Et que, les parlementaires en général, soient si peu intéressés par la prise en compte de problèmes d’une telle gravité.

Silvia Cattori : Cette collusion entre les Etats européens et les Etats-Unis, l’adoption de mesures illégales, n’aurait pas été possible si les Parlements exerçaient leur rôle de véritable contre-pouvoir ?

Dick Marty : Raison pour laquelle je suis bien plus sévère avec les élus Européens. Les Etats-Unis ont fait un choix stratégique erroné. Mais ils assument et défendent leur choix. Ce qui m’irrite chez les Européens est qu’ils n’ont même pas le courage d’assumer ce choix stratégique erroné avec lequel ils collaborent. Ils n’ont même pas cette dignité.

C’est ce mensonge et cette lâcheté que je considère insupportables. C’est pourquoi je suis beaucoup plus indigné par l’attitude des gouvernements européens. Ils ne disent pas la vérité aux citoyens. Quand ils disent : « Ce que nous faisons est juste ; le droit et la justice ne servent à rien contre les terroristes ; les Conventions de Genève sont faites pour des guerres classiques et non pas pour une guerre asymétrique, il fallait que l’on invente autre chose », je ne manque pas une occasion de leur dire que, de mon point de vue, ils font fausse route.

Les autorités n’ont pas eu le courage d’assumer leur participation aux enlèvements secrets de la CIA ; je suis persuadé que nous n’avons pas tout vu, qu’il y aura encore des affaires qui sortiront.

Quand, en 2006, j’avais indiqué que l’ile de Diego Garcia avait été utilisée pour transporter des gens dans des prisons secrètes, Monsieur Tony Blair avait nié : « C’est absolument faux, jamais nous n’avons fait cela ». L’ancien ministre britannique des Affaires européennes, avait ironisé sur mon rapport en disant « qu’il était plein de trous comme un fromage suisse ». En février 2008, le ministre des Affaires britanniques, David Miliband, a dû s’excuser et admettre que « des avions avaient atterri à Diego Garcia » [5].

Silvia Cattori : De savoir que des Etats européens continuent de mettre à la disposition des agents de la CIA la logistique qui leur permet d’enfermer et torturer des suspects n’est guère rassurant !?

Dick Marty : J’éprouve un sentiment de malaise à devoir me prononcer. Je ne prétends pas avoir raison sur tout. J’ai toujours cherché à analyser librement les choses. J’ai essayé et continue d’essayer d’accomplir mon travail de façon honnête et indépendante. Ce que j’ai découvert, m’a profondément choqué et a passablement modifié ma perception.

Silvia Cattori : Vous avez eu le grand mérite de révéler l’existence de la liste noire de l’ONU. Ce n’est pas peu ?

Dick Marty : Ces listes noires sont un immense scandale. Je crois qu’au Conseil de l’Europe, l’Assemblée a réalisé qu’il y a là quelque chose d’inacceptable. Un député britannique du parti conservateur a déclaré : « Quand j’ai entendu ce que Dick Marty disait au sujet des listes je ne l’ai pas cru. J’ai alors fait mes recherches auprès de l’administration britannique et du gouvernement. Non seulement il a raison, mais il a totalement raison ». Seules trois personnes ont contesté mon rapport.

Ces sanctions se décident au Conseil de Sécurité. Il y a une espèce de consensus entre grandes puissances. Il y a là un système tout à fait pervers. Là aussi les gouvernements ne réagissent pas. L’ONU non plus, parce que l’administration Bush ne veut pas que l’on remette en question ces listes noires.

J’ai découvert le cas de M. Nada tout à fait par hasard [6]. En 2005, un médecin que je connaissais, s’est adressé à moi, pensant que, en tant que politicien, je pouvais faire quelque chose pour rendre justice à l’un de ses patients. Il s’agissait d’un Monsieur d’origine égyptienne, qu’il soignait depuis 30 ans. Quand j’ai appris son histoire, d’abord je ne l’ai pas crue tellement elle était invraisemblable !

J’ai contacté M. Nada, tout en précisant que je ne m’occuperais jamais de lui en tant qu’avocat, que je voulais garder ma liberté de jugement. Ce qu’il m’a raconté était pire que tout ce que mon entendement pouvait assimiler.

M. Nada avait été soumis à deux enquêtes pénales. Son nom avait été mis sur la liste noire de l’ONU, sans qu’il en ait été averti. L’avocat de M. Nada a mis à ma disposition le dossier pénal. J’ai lu les accusations qui ont induit le ministère public à prendre en compte l’inscription par les Etats-Unis de M. Nada sur la liste « terroriste ». M. Nada a été mis sur cette liste pour, soit disant, « avoir financé les attentats du 11 septembre ».

M. Nada était détenteur d’un passeport italien et égyptien et vivait en Suisse et en Italie. Ici, la première question que je me suis posée a été de savoir pourquoi, les Etats-Unis, n’avaient pas demandé son arrestation et son extradition à la Suisse et à l’Italie, alors qu’ils auraient pu l’obtenir ? M. Nada était détenteur d’un passeport italien et égyptien et vivait en Suisse et en Italie.

Pourquoi avaient-ils induits les Suisses et les Italiens à l’ouvrir alors il n’y avait aucune procédure pénale contre lui aux Etats-Unis ? Parce que M. Nada possédait une banque en Suisse. En obtenant que ce soit la Justice suisse qui fasse l’enquête, les Etats-Unis escomptaient mettre la main sur tous les documents.

Quand le procureur suisse a demandé aux Etats-Unis sur quelle preuve ils basaient leur accusation, comme unique pièce -et là c’est la chose la plus hallucinante- ils ont présenté un article du « Corriere della Sera » qui prétendait que la banque de M. Nada avait « remis 60 millions au mouvement Hamas ». Rien n’a été trouvé qui puisse le prouver. M. Nada, qui était une personnalité influente au Moyen Orient, n’était peut-être pas considéré comme un ami d’Israël ! Mais cela suffit-il à faire de lui un terroriste ?

Après trois ans et demi d’enquête, le Ministère public de la Confédération suisse n’a rien découvert à sa charge. 120’000 francs suisses de frais, de la défense, ont dû être assumés par le contribuable suisse. Le Tribunal de Milan a, lui aussi, ouvert une enquête et a classé l’affaire parce qu’il n’y avait rien à reprocher à M. Nada. Deux juridictions pénales n’ont absolument rien trouvé qui puisse incriminer M. Nada.

Eh bien, le nom de M. Nada reste toujours sur la liste noire ! Le gouvernement suisse, comme d’autres pays, continue de bloquer ses biens. Inscrit sur la liste noire depuis novembre 2001, il y est toujours.

Tout ce que cet homme a construit durant sa vie a été détruit. C’est la triste réalité.

Même si j’admets que l’on puisse justifier l’existence de ces listes noires, elles devraient s’inscrire dans une période déterminée. Aujourd’hui, nous sommes dans la septième année d’application de cette sanction de l’ONU.

Le Tribunal fédéral suisse est arrivé à la conclusion qu’il ne pouvait pas intervenir sur la suppression de cette liste ; il a invité le gouvernement suisse à intervenir auprès de l’ONU pour que le nom de M. Nada soit enlevé de cette liste.

J’ai interpellé Mme Calmy-Rey à ce sujet. À mon interpellation, en octobre 2005, elle a répondu : « Nous devons appliquer les sanctions des Nations Unies ».

J’aurais attendu du gouvernement suisse qu’il dise à l’ONU : « Soit vous nous fournissez des preuves claires, faute de quoi le gouvernement suisse n’appliquera plus ces sanctions parce qu’elles sont contraires aux principes fondamentaux de la société suisse ». D’ailleurs la Suisse a signé et ratifié la Convention des droits de l’Homme qui interdit cela. Or, Mme Calmy-Rey répond : « Le droit international, c’est le droit de l’ONU. Il y a des sanctions et nous devons les appliquer ». C’est là une vision totalement formelle mais pas substantielle. Cela ne répond pas aux principes fondamentaux de la justice et du droit.

Silvia Cattori : Vous avez suggéré qu’il eut fallu que les Etats refusent l’application des sanctions de l’ONU, « car contraires à d’autres obligations internationales ». Le président du Comité des sanctions du Conseil de sécurité, le belge M. Johan Verbeke, affirme lui, que les « règles du judiciaire » ne sont pas adaptées pour lutter contre les terroristes ?! Donc rien ne changera ?

Dick Marty : C’est la théorie défendue aujourd’hui par les gouvernements. Sous couvert de « lutte contre le terrorisme » on peut faire passer n’importe quelle mesure. Je suis d’accord avec le fait qu’il faut avoir les moyens de combattre le terrorisme. Mais ce qui m’indigne, c’est qu’il y a d’autres menaces qui font beaucoup plus de victimes et pour lesquelles on ne fait pas grand-chose. Que font les gouvernements contre les fournitures d’armes ou le trafic d’êtres humains, fléaux qui font plus de victimes que le terrorisme ?

On peut comprendre la peur de la menace terroriste. Mais, avec cette peur, on fait passer des mesures illégales. C’est, du reste, très populaire pour un politicien d’affirmer que l’on « lutte contre le terrorisme ».

Pour cette raison, vous ne trouvez pas beaucoup de députés qui se révoltent contre ces abus. Parce que, aller dire à ses électeurs « Je lutte contre le terrorisme », c’est très payant. J’étais en campagne électorale récemment. Plusieurs personnes m’ont demandé pourquoi je m’engage à « défendre les terroristes ». J’ai répondu que je défends la justice, que je suis partisan d’une lutte « propre » contre les terroristes, que notre société a toujours proclamé qu’elle veut un Etat de droit, que je suis convaincu que c’est plus efficace de combattre la terreur par des moyens légaux.

Le président Pertini, à la fin de ce que l’on a appelé « les années de plomb » en Italie, avait dit une chose qui m’avait frappé : « Notre pays doit être fier parce qu’il a combattu le terrorisme dans les salles de justice et non pas dans les stades ».

Le terrorisme, on doit le combattre avant tout en essayant d’éliminer les causes. Quand une grand-mère palestinienne se suicide en déclenchant une ceinture d’explosifs, on devrait se poser des questions. Et chercher à comprendre pourquoi des personnes que l’on maintient parquées dans des camps de réfugiés depuis des générations en arrivent à de pareils gestes de désespoir.

Il ne faut jamais humilier un peuple. L’histoire nous enseigne que, lorsqu’on humilie un peuple, elle se venge toujours.

Les Etats-Unis comme la Russie sont d’accord sur une chose : combattre le terrorisme. Mais il faut définir ce qu’on entend exactement par ce terme ; car chacun l’utilise comme cela lui convient. Il manque une définition du terrorisme au niveau international.

Les gouvernements bloquent toutes les actions en justice intentées par des gens qui ont été abusés. El-Masri, est le seul parmi ces hommes torturés qui a obtenu une indemnisation d’un gouvernement. Mais cela a été possible grâce à la mobilisation de l’opinion publique canadienne. Alors qu’en Allemagne, l’opinion publique, hélas conditionnée par toute une presse à scandale, avait traité El-Masri de menteur, de manipulateur.

Silvia Cattori : Les pays européens pourraient imposer leurs vues mais ils ne le font pas !

Dick Marty : L’Union européenne n’a pas, hélas, de politique commune de défense et de politique étrangère. L’Administration de Washington joue sur les divisions des Etats européens.

Silvia Cattori

(*) Voir : « Déclaration de Dick Marty devant la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen à Bruxelles », le 7 avril 2008.

Voir également la conférence donnée par Dick Marty le 1er février 2007 à l’Université de Neuchâtel sous le titre : « Faut-il combattre la tyrannie avec les instruments des tyrans ? »



[2C’est ainsi que la CIA qualifie le programme de transports aériens de prisonniers dans des prisons secrètes, depuis 2001. Des gens jamais condamnés d’aucun crime sont détenus en isolement complet. Khaled Abdu Ahmed Saleh al-Maqtari, un Yéménite de 31 ans, par exemple, a été détenu 3 ans d’abord à Abu Ghraib, puis dans une prison de l’Est européen. Il est resté 28 mois en isolement total. Battu, privé de sommeil, laissé nu, exposé au froid et au chaud extrême, à des sons très forts, il est aujourd’hui psychiquement détruit.

[3Voir : « Italie - 26 agents de la CIA renvoyés devant la justice », LCI.fr, 16 février 2007.

[4Voir :
- « ’Listes noires’ : érosion des libertés fondamentales », Plateforme d’information Human Rights, 5 février 2008.
- « Schwarze Listen des UNO-Sicherheitsrats - Bericht von Dick Marty », 23 janvier 2008.

[5Deux avions de “torture”, transportant des détenus, ont atterri sur le territoire britannique de Diego Garcia où les Etats-Unis ont une base militaire.

« Dick Marty : le Waterboarding est une forme de torture », News Press, 11 mars 2008.

« Fresh questions on torture flights spark demands for inquiry », The Guardian, 10 mars 2008.

Voir aussi, en allemand :
« Dick Marty : Waterboarding ist eine Foltermethode », Europarat, 11 mars 2008.

[6Voir : « Official site of Youssef Nada ».