écrits politiques

Français    English    Italiano    Español    Deutsch    عربي    русский    Português

Par Jean-Christophe Emmenegger
Le massacre d’« Odessa Katyn » à la lumière des réseaux sociaux (à défaut des journaux)

Depuis vendredi soir 2 mai circulent sur internet les témoignages quasi en direct, les premiers éléments d’analyse, les vérifications par recoupements, les interrogations critiques, quelques interprétations plausibles, les exagérations et les atténuations habituelles selon le front choisi.

Tous ces documents testimoniaux, vidéos, photos, graphiques, relations orales et écrites, ne cessent, depuis ce sinistre soir, d’affluer et d’apporter de nouvelles précisions quant au déroulement des faits qui ont abouti au massacre délibéré de dizaines de russophones par une foule en délire et en particulier par un détachement de tueurs déterminés à assassiner de sang-froid les victimes rencontrées sur leur chemin, victimes prises au piège d’un bâtiment aux issues contrôlées par leurs bourreaux. Le bilan oscille de 47 à 116 russophones tués, et plus de 200 blessés, dans des circonstances dignes d’un holocauste ou d’un pogrom (termes utilisés par les sources russes, qui ne semblent guère exagérés au sens large).

Dès le soir du 2 mai, toute personne intéressée par la situation en Ukraine, hormis la majorité des rédactions européennes, qui paraissent avoir d’autres chats à fouetter, pouvait être informée dans les grandes lignes du drame qui se jouait à Odessa. Tout journaliste ayant quelques notions linguistiques, des connaissances historiques et une expérience de la recherche d’informations sur internet pouvait savoir qui étaient en gros les victimes et qui étaient en gros les responsables. Cela, pour une première description des faits. Ce vendredi 2 mai, il ne restait aux journalistes européens – ceux qui n’étaient pas occupés à fêter leur fin de semaine – qu’à sélectionner un échantillon parmi la quantité d’informations disponible pour rendre compte, d’une manière impartiale, du massacre ignoble perpétré à Odessa contre des russophones, dont des femmes, des personnes âgées, et peut-être des enfants.

L’impartialité, lors d’un tel évènement, ne signifie pas d’avoir en sa possession tous les éléments de vérité du premier coup. Mais de proposer au moins un compte-rendu d’après les sources disponibles des diverses parties, que l’on confrontera et affinera par la suite. Cela se fait pour tout événement de moindre importance que ce véritable casus belli ! Cela se fait pour l’effondrement du toit d’un supermarché, un accident dans un zoo !

Or le lendemain, stupeur en parcourant l’ensemble des grands médias européens sur cette question ! C’était à peine croyable, pour tous ceux qui ont suivi les événements de la veille sur internet et les réseaux sociaux ! Nulle mention d’un massacre de grande ampleur dans les journaux européens. Tout est dans l’atténuation, l’euphémisme, le non-dit, et pire : la suggestion que les vrais responsables seraient en somme les victimes !

Qu’est-ce qui ne va pas dans la tête de la plupart des journalistes ou de
leurs rédactions situées à l’Ouest de la Bérézina ? Le 3 mai, les maigres entrefilets concernant Odessa dans la presse « mainstream » contenaient tous les mêmes bribes d’informations canalisées par les agences de presse : « Un incendie criminel en marge de heurts à Odessa », « Un incendie d’origine criminelle s’est déclaré en marge d’affrontements entre des partisans de l’Unité et des militants pro-russes »… Pas de description plus approfondie. Deux lignes. Pas d’évocation de l’ampleur des violences et du massacre. En revanche, il y avait cette insistance lourde – et indécente – sur les affrontements de rue qui ont précédé le massacre, comme s’il fallait justifier ce dernier par ceux-ci : « des militants pro-russes ont attaqué un défilé de partisans des autorités pro-européennes de Kiev ». Sans aucune contextualisation. Certains canards mentionnaient sans vergogne l’unique source de leurs bribes : le Ministère de l’intérieur ukrainien… Ou l’art de prendre parti sans en avoir l’air ?

Le pire est à venir, puisque les jours suivants, malgré l’accumulation des preuves et de nouvelles sources d’information, aucun média système n’apporte de précision sur ce massacre – ou très vaguement le cas échéant, pas assez pour que le lecteur lambda soit à même de connaître les faits, saisir les enjeux et se faire une opinion.

Samedi 3 mai, le président Obama a tenu une conférence de presse conjointe avec la chancelière Angela Merkel pour encourager la répression des actes de violence : « Le gouvernement ukrainien a le droit et la responsabilité de faire respecter la loi et l’ordre public sur son territoire. » Il n’a fait aucune mention des victimes russophones à Odessa. Quiconque a regardé les vidéos de la tragédie ne peut qu’être effrayé au dernier degré par ces propos, qui donnent pleins pouvoirs aux milices de Pravi Sektor déjà intégrées dans des bataillons de patriotes volontaires créés spécialement par le Ministère de l’intérieur ukrainien pour « rétablir l’ordre ». Quiconque a vu la foule pro-Kiev en délire, les centaines, les milliers de personne approuvant en silence ou applaudissant devant l’holocauste, des jeunes malades mentaux hurlant de plaisir quand des victimes tombent des fenêtres, des gens criant « ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des séparatistes, qu’on les laisse brûler ! », des membres du groupe néo-nazi Pravi Sektor à la recherche des survivants à tuer, achevant par terre ceux qui ont sauté des fenêtres pour échapper au feu… Selon les témoignages de rescapés, des scènes dantesques se sont déroulées à l’intérieur de la Maison des syndicats. Les meurtriers auraient tué par balles, arrosé d’un liquide inflammable, battu à mort ou étranglé à mains nues certaines victimes tentant d’échapper au feu…

Depuis le massacre du 2 mai, des sources russophones font état de la préparation d’actions pires à venir de la part de milices de Secteur droit qui seraient arrivées en renfort dans Odessa. Et de la radicalisation désormais du mouvement Antimaïdan, qui était surtout tenu par des politiciens modérés et expérimentés jusque là, mais repris par des radicaux plus jeunes animés par le sentiment de vengeance.

Il reste des zones d’ombre : comment se fait-il que ce massacre ait été si parfaitement mis en scène, filmé dans beaucoup de détails, de divers points de vue ? Comment se fait-il que toutes les preuves par les images étaient disponibles quasi instantanément – et cela du fait même des meurtriers qui filmaient leurs crimes ? Ce sera l’objet d’un prochain billet.

Jean-Christophe Emmenegger
07.05.2014